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Expositions

« Faut qu'ça saigne » ? Artemisia : Gloire et passions d'une femme peintre


Le 16/04

Artemisia est un peu schizophrène. Pas l’artiste, non : l’exposition homonyme au Musée Maillol, première en France dédiée entièrement à l’œuvre d’Artemisia Gentileschi, peintre italienne du XVIIe siècle (1593-1654). La présentation balance entre sensationnalisme et mise en perspective érudite de la carrière de l’artiste.
"Yael et Sisera", 1620. Photo : Budapest, Szépmüvészeti Múzeum

Dictionnaire des idées reçues sur les femmes artistes

La « manie biographique », c’est-à-dire l’interprétation d’une œuvre à la lumière de la vie personnelle de son créateur, est un des travers de l’histoire de l’art traditionnelle. Mais elle s’affirme tout particulièrement lorsqu’il s’agit des « femmes artistes ». On préfère s’appesantir sur les « péripéties mélodramatiques de leur existence » (Jean-François Lanier) : leurs liaisons, leurs déceptions amoureuses. Leur vie devient sujet de fiction – biographies romancées, films historiques où la photographie et les costumes confèrent un glamour nostalgique à ces vies (rêvées) d’artistes. On songe ici à Camille Claudel, Frida Khalo, représentées à l’écran par des stars comme Isabelle Adjani (Bruno Nuytten, 1988), Salma Hayek (Julie Taymor, 2002).

Cette tendance n’est pas limitée aux arts visuels. En attestent les entrées Wikipédia sur des chanteuses comme Billie Holiday et Nina Simone, où l’on évoque la « prise de drogues, l’alcoolisme, et les relations avec des hommes brutaux » de l’une, les « fausses couches » et les « relations difficiles avec une série d’hommes puissants, parfois violents, » de l’autre. Approche qu’une artiste contemporaine comme l’américaine Kara Walker épingle dans son œuvre récente (Billie Holiday, Nina Simone, 2010). L’histoire se rejoue dans l’actualité - cf. le cas Whitney Houston.

Et quand la vie personnelle des artistes paraît moins tourmentée, on se concentre sur la dimension « féminine » de leur œuvre. Ne serait-ce que dans leurs sujets : la représentation de la maternité chez Elisabeth Vigée-Lebrun ; les scènes domestiques de Mary Cassatt. On en vient à oublier qu’une femme seule ne pouvait se déplacer dans l’espace public aussi librement qu’un homme jusqu’à un passé pas si passé que ça.

On prête aussi des caractéristiques « féminines » au style des « femmes artistes » : le choix de couleurs « pastel », la touche plus « floue » de Berthe Morisot par rapport à ses confrères impressionnistes masculins. Sur le choix de couleurs plus « chaudes », de formes plus en rondeur dans la peinture de Sonia Delaunay, par opposition à celle de Robert Delaunay, son mari.
C’est encore la technique innovante d’Helen Frankenthaler qui fut perçue comme dérivant directement de son sexe : elle faisait couler directement le pigment noyé d’huile sur ses toiles (assimilées au genre de l’aquarelle – genre éminemment féminin) pour les retravailler ensuite. Ne parlons pas des interprétations pseudo-psychanalytiques qu’on pourrait en tirer : la femme coule. Elle saigne.

Le « cas Artemisia »

Bref. Un Dictionnaire des idées reçues sur les femmes artistes reste à écrire, tant les exemples, anciens comme modernes, abondent. Or le cas d’Artemisia Gentileschi prêtait tout particulièrement à sa transmutation en héroïne : jeune femme « impétueuse » au talent précoce, elle connut un début de carrière marqué par une affaire particulièrement traumatisante. Violée par Agostino Tassi, collaborateur de son père (Orazio Gentileschi), elle subit ce que l’on nomme la double peine chez les féministes : être victime de violence sexuelle d’une part, puis exposée à l’humiliation publique – au cours du procès qu’intenta Orazio à Agostino - d'autre part. (Et à la torture, puisqu’elle fut soumise à la question pendant l’investigation.) Il y avait là matière à romancer. Or, si l’œuvre de la peintre, tombée dans l’oubli pendant près de deux siècles, est redécouverte par un historien d’art, Roberto Longhi, c’est par un roman de Lucia Sopresti, sa femme (paru en 1947 sous le pseudonyme d’Anna Tsanti) qu’Artemisia Gentileschi devient figure légendaire.

Cinquante ans plus tard, en France, Artemisia se fait connaître du grand public grâce au film d’Agnès Merlet (Artemisia, 1997), et à la biographie d’Alexandra Lapierre (Artemisia, 1999). La dernière œuvre pèche, comme la majeure partie des biographies historiques de figures de femme, par cette forme d’identification entre l’auteure et son héroïne, à laquelle le lectorat destinataire, majoritairement féminin, doit s’identifier en retour. (Pour l’avoir lu, adolescente, et frissonné comme il fallait, l’auteure de l’article aurait cependant mauvaise grâce à renier les pouvoirs narratifs de l’ouvrage.)

Off with his head !

L’obsession pour la vie de Gentileschi se rejoue dans l’interprétation de son œuvre : catharsis et vengeance pour l’artiste que la récurrence du thème biblique de la décapitation d’Holopherne (Judith décapitant Holopherne, c. 1612, Naples, Museo Nazionale di Capodimonte, et sa deuxième version de 1614-20, aux Offices de Florence - dont on déplore l’absence dans l’exposition ; Judith et la servante avec la tête d’Holopherne, 1617-18, Florence, Galleria Palatina ; Judith et la servante avec la tête d’Holopherne, c. 1645-50, Cannes, Musée de la Castres).

Vengeance symbolique par la violence de la représentation d’un homme décapité (émasculé, diraient les interprétations psychanalysantes). Violence du rouge de garance qui figure le sang qui gicle. Oui, mais. Caravage avait déjà introduit ce motif dans sa propre représentation du thème (Judith décapitant Holopherne, 1598-99, Rome, Galleria Nazionale d’Arte Antica). Et Orazio Gentileschi, qui enseigna son art à Artemisia, était un élève du Caravage. Il est vrai que le tableau d’Artemisia Gentileschi dégage une violence qui va bien au-delà du gore de Caravage (gore, en anglais archaïque, c’est le sang). Par la position de la servante, appuyée de tout son poids sur le corps d’Holopherne, tandis qu’elle est en retrait dans celui de Caravage.


Judith décapitant Holofernes, Le Caravage. huile sur toile, 1598-1599. Rome, Galleria Nazionale d'Arte Antica.

Et il est vrai que le tableau de Gentileschi donne à voir une forme de solidarité féminine au travers de l’union absolue des deux femmes, la maîtresse et la servante, dont les corps s’entrecroisent dans l’acte meurtrier - tandis que la servante remplit une position de spectatrice, plus que de complice, dans le tableau de Caravage : les yeux écarquillés, une étoffe à la main, en attente de la tête du général.

Les contrastes entre la beauté et la laideur, la jeunesse et la vieillesse de la Judith et de la servante du Caravage convoquent d’ailleurs la dimension sexuelle du thème biblique (puisque Judith avait séduit le tyran), en rappelant le thème pictural de la prostituée accompagnée de sa vieille duègne/maquerelle. Contraste qui n’existe pas dans le tableau de Gentileschi, où les deux jeunes femmes se distinguent par une détermination et une application presque triviales et froides qui laissent à penser, comme l’exprime parfaitement Roland Barthes, qu’il s’agit là de deux femmes au travail : Judith et sa servante auraient très bien pu être en train de saigner un porc.
Roberto Contini, co-commissaire de l’exposition, rappelle également que le thème de l’intelligence des faibles (les deux femmes qui s’allient en Judith et sa servante, mais aussi celui de David face à Goliath) triomphant de la force constitue le symbole ancien de la petite république florentine qui « gagna le monde par l’intelligence ». Or, poursuit Contini, la version citée de la Judith de Gentileschi a été composée à Florence pour le Grand-duc Côme II de Médicis.

L’exposition montre d’ailleurs une représentation du thème par Artemisia datant d’avant le viol et le procès (Judith et Abra avec la tête d’Holopherne, c. 1607-10, Rome, collection Fabrizio Lemme). Certes, le traitement en est bien moins violent. Judith se contente de brandir la tête d’Holopherne en direction du spectateur. The deed is done. Le tyran ne souffre plus, ou pas encore. Mais brisons là. Car Artemisia n’aurait eu, le rappelle encore Contini, aucun intérêt à mettre en avant son viol au début du XVIIe siècle. Elle n’annonce pas Nikki de Saint-Phalle, dont les Tirs (1961) et la peinture au fusil prenaient explicitement pour cible la figure paternelle. Artemisia ne vise que ses commanditaires. En effet, comme le souligne l’historienne de l’art Nadeije Laneyrie-Dagen, son choix d’épisodes bibliques mettant en scène des femmes fortes participe d’une véritable stratégie commerciale.

Il s’agit de s’imposer sur la scène artistique de son temps, où la concurrence est rude, si bien que les artistes doivent faire montre d’excellence dans un genre.

Les Deux Visages d’Artemisia

L’enjeu de l’exposition du Musée Maillol, on commence à le comprendre, était donc considérable. Puisqu’il ne s’agissait rien moins que de présenter Gentileschi autrement que comme une « femme violée », pour reprendre les termes de Dagen, ou une héroïne romanesque.

L’exposition affiche le parti pris de faire une « entorse à la chronologie », en exposant dès les premières salles des œuvres qui marquent l’apogée de la carrière de l’artiste. La narration Gentileschi s’en trouve habilement bouleversée : les œuvres parlent d’elles-mêmes, pour nous dire la versatilité stylistique de l’artiste et sa maîtrise du grand format, par exemple dans ses splendides représentations de Bethsabée au bain (1636-39, Londres, Mathiesen Gallery ; 1640-45, collection particulière). L’une est toute en sérénité, lumière et coloris naturels, avec un traitement réaliste des trois figures féminines qui rappellent les influences caravagesques d’Artemisia. L’autre, plus dramatique, avec son drapé rouge sur la droite, sa lumière théâtrale et le magnifique conttraposto de la servante sur la gauche, convoque davantage le nu vénitien.


Bethsabée au bain, vers 1636-1638 Huile sur toile - 185,2 x 145,4 cm. Londres,
Matthiesen Gallery

L’exposition, d’emblée, affirme donc que Gentileschi fut d'abord une artiste avant d’être une femme. Tant et si bien que l’on regrette qu’elle ne cherche pas à dissiper le lieu commun qui veut qu’elle ait été une des premières femmes peintres reconnues à son époque. Or des peintres comme Sofonisba Anguissola (1532-1625) ou Lavinia Fontana (1552-1614) eurent des carrières pleines de succès en tant que portraitistes. Ce qui rend Gentileschi exceptionnelle, c’est qu’elle se soit illustrée en-dehors du genre du portrait, auquel les peintres femmes étaient cantonnées, et qu’elle se soit attaquée à la « grande peinture », la peinture d’Histoire.

L’exposition libère également l’œuvre du biographique en reléguant à l’arrière-plan les influences paternelles d’Artemisia - contrepied des premières expositions italiennes sur l’artiste, qui présentaient l’œuvre de la fille conjointement à celle du père. Ici, seules deux œuvres d’Orazio sont exposées, et c’est bien davantage sur les rencontres et les échanges artistiques d’Artemisia avec ses pairs que l’accent est mis. Les toiles d’Artemisia dialoguent avec celles du Français Simon Vouet, et de nombreux peintres italiens comme Bernardo Cavallini, Onofrio Palumbo, etc.

Toile savonnée

Face aux trésors d’érudition et d’intelligence déployés pour la conception et le parcours de l’exposition, se dégage pourtant une impression étrange de déjà-vu dans la représentation des artistes femmes. Comme si Artemisia n’avait pu éviter certains écueils.

Commençons par l’affiche de l’exposition, qui montre un détail du Judith et Holopherne de 1612. Le cadrage peu subtil sur le décolleté de la figure n’indiquerait jamais au néophyte qui verrait l’affiche dans le métro qu’il n’est pas là uniquement question de sexe. Il faut vendre l’exposition – passons. Mais la juxtaposition de ce détail du tableau avec le titre Artemisia, en gros, pose question au sens où elle fait l’équation directe entre la peintre et son héroïne. Artemisia = Judith. Judith = Artemisia. Les personnages de fiction représentent l’artiste, qui devient en retour une figure romanesque. Ce qui est renforcé par le fait que l’artiste soit privée de son patronyme. Certes, c’est peut-être aussi là une forme d’hommage : on appelle Michelangelo Buonarrotti et Raffaello Sanzio, respectivement Michel-Ange et Raphaël.


Judith et Holopherne, 1612. Huile sur toile, 159 x 126 cm. Naples, Museo Nazionale di Capodimonte

Cependant, réduire l’artiste à son prénom, dans le cas d’une femme, semble davantage participer de l’établissement d’une relation d’intimité avec le spectateur caractéristique de la représentation des femmes dans la culture de masse. Les femmes sont plus accessibles. Ce rapport de proximité est aussi celui qu’établissent le film et le roman grand public, dont est tiré le titre de l’exposition. Et il est d’autant plus troublant à cet égard que le catalogue comprenne un texte d’Alexandra Lapierre, romancière historique citée plus haut.

Le discours des conférenciers, et l’enregistrement disponible sur les audioguides, n’échappe pas non plus à la tentation du biographique : c’est la « rage » de l’artiste que nous sommes censés lire dans la Judith de 1612.

Et puisque le diable se cache dans les détails, n’oublions pas les produits dérivés de l’exposition : parmi les items habituels qui permettent d’emporter un peu de l’œuvre autrement inaccessible à la possession, tels que le catalogue ou le marque-page, on trouvera des cosmétiques. Du savon Artemisia. Du parfum Artemisia. (A quand le savon Matisse ? Et, au point où nous en sommes : le savon Henri. Il existe bien une voiture Picasso - mais ceci est une autre histoire.)

L’écart manifeste entre l’exposition elle-même et ses périphériques se résume peut-être tout simplement au gouffre entre l’appréhension de l’art par les élites intellectuelles et le grand public, fût-il cultivé. Il y a l’Artemisia des historiens de l’art, et l’autre. Le Musée Maillol ne tranche pas. Pour ce qui était de la mission proclamée de l’exposition, à savoir présenter l’œuvre en France (du moins, à Paris), c’est accompli. Quant à faire évoluer les représentations stéréotypées des artistes femmes, c’est moins sûr. Ce n’était pas d’ailleurs le propos d’Artemisia.

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