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[SAM a vu] Co-Mix d'Art Spiegelman |
Par Vanina Géré
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En partenariat avec le Festival international de la BD d’Angoulême, la BPI du Centre Georges Pompidou rend hommage à l’œuvre d’Art Spiegelman à travers une rétrospective dense, diversifiée et passionnante.
Apologie du tabacSouvenirs estudiantins ! Ces longues heures passées à faire la queue pour aller ficher un bouquin à la BPI, à fumer cigarettes sur cigarettes, pour tromper le temps. Hommage tabagique que ne renierait peut-être pas ce fumeur impénitent qu'est Art Spiegelman, qui ne se représente jamais sans une clope au bec. (Anecdote : lors d’une présentation d’A l’Ombre des tours mortes (2004), sa bande dessinée sur le traumatisme du 11 Septembre et la dénonciation de la réaction du gouvernement Bush, Spiegelman avait obtenu le droit de fumer à l’intérieur du Barnes & Noble - le Starbucks du livre - qui l’avait invité. C’est tout dire. Le public n’y était pas autorisé.) Et si notre artiste ironisait sur le prix exorbitant du billet au MoMA de New York à l’occasion de sa critique virulente de l’exposition High and Low (1991), qui tentait alors d’établir des ponts entre les « Beaux-Arts » et l’art populaire, il n’aura cette fois-ci rien à redire : l’entrée de la BPI est gratuite. Une première rétrospective Spiegelman, ça n’a, définitivement, pas de prix. Tous les chemins mènent à MausA celles et ceux dont le nom de Spiegelman n’évoque que Maus, « Co-Mix, Une exposition de bandes dessinées, graphisme et débris divers » permettra de prendre la mesure de la diversité de l’œuvre de l’artiste. Les six chapitres de la rétrospective présentent ses débuts dans les années 1970, aux côtés d’une sommité des comix underground comme Robert Crumb. On voit notamment des extraits de la revue Arcade, dont Spiegelman fut éditeur et où il publia ses premiers travaux, dont Breakdowns, son premier travail autobiographique, où il se dépeint en antihéros hanté par une mémoire traumatique. C’est ensuite les planches la revue Raw, qu’il co-fonda en 1980 avec Françoise Mouly (actuelle directrice artistique du très prestigieux New Yorker) qui sont exposées et se déclinent. On pourra également faire un retour sur A L’Ombre des tours mortes ou sur les œuvres destinées à la presse enfantine, et découvrir ses travaux d'illustrateur moins connus, comme ses illustrations des romans de Boris Vian, et de La Nuit d’enfer (Wild Party) de Joseph Moncure. Tous ces fragments sont arrangés dans des salles rectangulaires : des couloirs, des antichambres… de Maus, qui occupe la pièce principale de l’installation. L’explosion de couleurs cède au choc du noir et blanc du chef-d’œuvre de Spiegelman, présenté ici dans son intégralité. Les planches en fac-similé de la bande dessinée s’accompagnent de nombreux croquis et de documents d’archives qui servirent à sa réalisation.
InfluencesCo-Mix met en évidence la cohérence du projet esthétique d'Art Spiegelman, en particulier son aisance à intégrer les Beaux-Arts à la culture populaire. Et vice versa. Spiegelman puise chez les Cubistes ; s’inspire du collage dans ses compositions (voir les couvertures de Raw) ; rend maints hommages pleins d’humour à Picasso ; utilise le cadavre exquis surréaliste. Difficile aussi de ne pas faire le lien entre son utilisation du noir et blanc, ses distorsions de la perspective, ses compositions claustrophobiques et son traitement grimaçant de la figure humaine dans une œuvre comme Prisoner on the Hell Planet (Short Order Comix, 1972), et la gravure sur bois telle que la pratiquèrent des peintres expressionnistes comme Ludwig Kirchner et Emil Nolde.
En même temps, l’art de Spiegelman cite explicitement les funnies, ces bandes dessinées publiées dans les suppléments du dimanche de la presse au tournant du XXe siècle. Le personnage du « Happy Hooligan », par exemple, revient de façon récurrente dans l’œuvre, prêtant son masque comique à l’auteur dans une séquence d’A L’Ombre des tours mortes, où Spiegelman retranscrit sur le mode burlesque une interview qui tourne au fiasco. Innocent when you dreamInfluence considérable aussi de Winsor McCay et de son Little Nemo In Slumberland (1905-1914, réédité à son échelle originale en 2005) : inlassablement, reviennent les thèmes du mauvais rêve et de la chute dans les comix de Spiegelman. Que ce soit sur le mode irrévérencieux dans les premières bandes dessinées (Grain of Sand Comix, 1969, où le personnage est englouti par des toilettes), ou sur celui de l’humour noir dans A L’Ombre des tours mortes (le petit Nemo-Maus tombé du lit raconte, effrayé, son cauchemar à sa mère : « Et alors John Ashcroft a enlevé sa burqa et il m’a poussé par la fenêtre, et… » « Chut, tu es tombé du lit, mon chéri », lui répond sa mère, affublée d’un masque à gaz). Le surréalisme semble la seule réponse artistique adéquate au chaos intellectuel, social et politique qui engloutit les Etats-Unis après le 11 Septembre. Dans un univers infiniment étrange et hostile sur lequel le sujet n’a pas prise, les personnages de Spiegelman n’en finissent pas de dégringoler lentement, dans un vortex de représentations qui font fusionner le high et le low art.
Bijoux indiscrets : le personnel est politiqueLe haut et le bas chez Spiegelman, c’est aussi le clivage entre la tête et le bas-ventre, la vie de l’esprit et celles des entrailles - qui rejoint le fil rouge de son œuvre : l’autobiographie. Avec Robert Crumb, il est l’un des pionniers de ce genre en bande dessinée. C’est en effet par les comix underground que l’autobiographie fait irruption dans le paysage visuel, perçant une brèche où s’engouffrèrent plus tard des phares comme Marjane Satrapi, Chris Ware, etc. (ou, moins connus, Diane di Massa, Julie Doucet…). En son enfance très freudienne, l’autobiographie en bande dessinée prenait des allures de confession, en opposition totale avec les comics américains grand public, dont étaient bannis les sujets tabous – le sexe, notamment (d’où le néologisme « comix », écriture phonétique de « comics », mais aussi suggérant que la BD s’écrivait désormais avec un grand X).
Introduire le mode autobiographique dans la bande dessinée ne revenait pas seulement à l’expression d’une singularité face à la violence d’une culture aux aspirations uniformisantes, mais permettait aussi de reconnaître la sexualité comme composante essentielle de la vie quotidienne, en résistance à son aseptisation ou son effacement dans les médias de masse. La bande dessinée-confession (de confessionnal, pourrait-on dire) n’hésitait donc pas à représenter des figures antihéroïques plongées dans les moments honteux de la vie, préoccupées par la satisfaction des sens plutôt que l’accomplissement de hauts faits patriotiques et citoyens. A cet égard les comix de jeunesse de Spiegelman parodient souvent des comics classiques comme Dick Tracy. Les aventures d’Ace Hole (le jeu de mots sur le nom du héros en dit long), « détective nabot », reprennent le genre de la bande dessinée policière dans une série d’anti-prouesses plus grotesques les unes que les autres. Work in progress : Où l’on revient à MausLa dimension politique de l’autobiographie tient surtout à sa capacité à faire mettre en avant ces moments où l’Histoire du monde et les histoires personnelles se rencontrent. La violence de l’Histoire s’inscrit, marque et détruit le corps de ceux qui en furent, qui en sont les victimes. « My Father bleeds History… », annonce le sous-titre du premier tome de Maus. A travers l’adaptation du témoignage de son père en bande dessinée, Spiegelman a réalisé une œuvre à la portée universelle en privilégiant les « petits récits » personnels aux Grands récits de l’Histoire.
Maus nous prend à la gorge, nous fait trembler de rage, de douleur et d’horreur, aussi parce que Spiegelman réussit, sous le masque (de souris) qui permet de dire le vrai, à transcrire l’intime. Le petit format de la bande dessinée, que Spiegelman avait exécutée à échelle de publication, établit tout d’abord une relation d’intense proximité avec les lecteurs. Spiegelman adapte sans ornement le témoignage de son père, et en dresse un portrait extrêmement personnel. Sans fard : en noir et blanc.
L’exposition du Centre Pompidou souligne ainsi ce travail que fut Maus, qui se déploie paradoxalement à la fois comme un monument à la mémoire des victimes de la Shoah, et comme une tentative individuelle de représenter l’irreprésentable. Parmi les archives ayant servi à la réalisation de la bande dessinée, une photographie glaçante : celle qui montre Françoise Mouly, épouse de Spiegelman, et un de leurs amis, posant pour servir à l’élaboration de la couverture du premier tome. Comme si la compréhension de « l’incompréhensible », ne pouvait passer que par la mise en fiction. L’interrogation sur les limites entre le réel et la fiction, entre la nécessité de construire un récit lisible et de rendre la complexité d’une expérience individuelle, jalonne tout le long ce « conte d’un survivant ». L’exposition célèbre une œuvre révolutionnaire qui pointe la porosité des frontières entre l’art et la vie. En même temps, en donnant à entendre directement la voix de Vladek (l’enregistrement de son témoignage réalisé par Spiegelman, est disponible à l’écoute), elle affirme, discrètement, l’existence de cette frontière. Et c’est tant mieux : pour citer Vladek Spiegelman, « About Auschwitz, no one can understand ».
Art Spiegelman, Co-Mix, Une exposition de bandes dessinées, graphisme et débris divers (commissariat de l'exposition : Rina Zavagli-Mattotti). Du 21 mars au 21 mai 2012 à la BPI du Centre Pompidou. Tweet
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