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[Portrait] Willis Earl Beal : Le roi est nu |
Par Mathilde Janin
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Retour sur la venue, à Paris, de Willis Earl Beal, « Super Unknown » de son surnom, qui risque pourtant d’accéder au rang de légende grâce à une histoire faite de tristesse, de misère et d’urgence comme le rock'n'roll aime à en entendre – voire, si besoin, à en inventer. (c) Julien Paquin Photographies de Julien Paquin Immédiatement avantDes bons disques, il en sort à la pelle. Chaque semaine voit émerger un nouveau projet qui mérite que l’on s’y attarde, que l’on s’excite, que l’on s’emballe. Certaines de ces galettes nous accompagneront, légitimement, tout au long de notre vie. On s’y replongera avec plaisir, avec délectation, avec nostalgie ; elles nous évoqueront certains épisodes de nos vies, seront associées à des couleurs, à des textures passées, ou resteront, au contraire, vierges de toute mémoire, provoquant un enthousiasme sans cesse renouvelé.
Qu’est-ce qui distingue alors d’un de ces disques ce que l’on nomme chef-d’œuvre ? Que peut-il bien exister qui soit au-delà du plaisir, quand celui-ci s’avère parfois si intense ? Ce n’est pas la perfection – un chef-d’œuvre peut être truffé d’aspérités. Ce n’est pas l’harmonie – un chef-d’œuvre peut être dissonant jusqu’à l’agression. Ce n’est certainement pas la cohérence – un chef-d’œuvre se situe, plus souvent, du côté de l’aberration. Les faits sont là : le plaisir est, dans l’écoute d’un chef-d’œuvre, quasi accessoire ; ce qui compte, c’est l’effarement ; c’est être dessaisi, dépossédé, ahuri. Quelque part, un tel disque agresse puisqu’il demeure insaisissable à celui qui l’écoute. Je suis une légendeNous sommes le 6 mars, jour où Willis Earl Beal vient faire la promotion, à Paris, d’Acousmatic Sorcery. Question interviews, le planning est plein : aucun journaliste n’aurait voulu rater la légende en marche. Ce crevard passé de l’ombre à la lumière en un rien de temps, avec une voix tellement puissante que les références mythiques pleuvent - de Daniel Johnston à Gil Scott-Heron - a enregistré son album avec trois bouts de ficelle ; plus précisément, avec une batterie fabriquée par ses soins, des guitares chinées aux Puces, une harpe portative et un magnétophone à 40 dollars. Lorsqu’il désirait obtenir une réverbération sur sa voix, il plaçait le micro dans la caisse de résonance de sa guitare acoustique et chantait dedans. Il n’était pas, alors, contrairement à ce qui se raconte, SDF ; juste fauché, enchaînant les petits boulots et, bien entendu, son cœur était brisé.
Ce n’est donc pas seulement le brillant trouve-tout de l’antifolk qui, en ce jour, attire la presse. C’est aussi l’histoire qu’il charrie : celle de l’idiot génial – comme ce con de Van Gogh et son oreille coupée, ce Louis II de Bavière et sa bête hydrocution. Love, Actually
C’est donc par rebonds que Willis Earl Beal s’est fait connaître. D’abord en balançant dans la ville d’Albuquerque un flyer afin de se trouver une copine. Illustré par ses soins, le prospectus le représentait et s’accompagnait d’un argumentaire de vente peu flatteur puisqu’il s’y décrivait pauvre, esseulé et amateur de Norah Jones.
Retour à la case départ, avec cependant sous le bras quelques chansons. Willis Earl Beal retente le coup de l’affichette, cette fois pour se faire des amis. Encore un autoportrait, agrémenté du numéro de sa grand-mère, qui l’hébergeait, et de la proposition suivante : « Appelez-moi et je vous chanterai quelque chose. » « Je me sentais très seul à l’époque, je me suis dit que ce serait sympa que des gens me téléphonent. » Il décrocherait d’ailleurs encore volontiers le combiné mais rencontre un obstacle majeur : « Je n’ai pas de mobile. » L’appel à un ami
Lorsqu’il est à Chicago, il lui arrive toujours de recevoir des coups de fil. « Une jeune fille installée en Californie, une dame qui essaie de me rencarder pour la Saint-Patrick, un type de Washington DC qui a déjà fait le trajet pour me rencontrer. Il m’a appelé, énervé de ne pas me trouver à mon domicile : j’étais à New York pour le week-end. Il a demandé à parler à mon manager, que je lui ai passé. J’avoue commencer à trouver tout cela un peu étrange... » Et les filles dans tout ça ? « Mon ex m'a recontacté juste au moment où ma musique a commencé à se faire entendre. »
Alors que va-t-il se passer, maintenant ? Va-t-il cesser de faire cette musique-là : cabossée, imprécise ? « Je vais m’éclater à mettre en œuvre, grâce aux moyens qui me sont offerts, tous les sons que j’ai dans la tête. Le souci étant que je suis entouré par des gens qui attendent de moi que je sois rentable. Pas mon manager – lui, c’est un mec correct. Mais par des gens qui se disent que, par exemple, je ferais un super chanteur de blues ou de soul – je ne suis pas du genre blues, ni du genre soul ; je ne suis pas du genre à avoir un genre. Alors peut-être que je vais finir par vendre mon âme. Ou peut-être que j’irai bosser au KFC. » Le PrestigeLe titre de son album laisse deviner qu’il voudrait qu’on lui fiche la paix, qu’on le laisse disparaître derrière sa musique. « Acousmatic », comme si le bruit qu’il produisait ne venait pas vraiment de lui. « Sorcery », « en références à ces nuits entières où je me suis projeté dans ce qui m’arrive aujourd’hui. Tu ne peux pas imaginer le nombre d’interviews imaginaires auxquelles j’ai déjà répondu, le nombre de fois où j’ai écrit ma bio, où j’ai chanté dans des salles bondées. Que ça se produise réellement, c’est du domaine de la sorcellerie pour moi ».
Avant ça, il écrivait : poèmes, nouvelles… Joint au vinyle du disque, on trouve une de ses histoires, illustrée par ses soins. Le Concert« Quand j’ai enregistré le disque, je ne pensais pas être capable de chanter. Je murmurais histoire qu’on ne m’entende pas. Maintenant, je clame : je ne veux plus jamais chuchoter. […] On m’imagine doux : je ne le suis pas. Je ne suis même pas toujours gentil. » L’homme qui monte sur scène se définit donc comme étant quelque part entre la raclure, l’hyperactif et le gouffre affectif. Il porte des lunettes noires et une surchemise hawaïenne. Il pose une guitare lap steel sur ses genoux. Il boit un whisky-coca. Il se lève et se plante au beau milieu de l’estrade. Il se rassied. Il s’enfonce vers l’arrière de la scène où se trouve la bande magnétique par-dessus laquelle il chante, qui défile sur un vieux magnétophone de la fin des années 1970. Il ne susurre plus : il rugit, mais ce n’est pas de la haine qu’il expulse. C’est toujours le même sentiment exprimé sur le disque qui jaillit, malgré la différence de traitement, d’être fondamentalement séparé, de ne pas vraiment percevoir la tangibilité d’un monde où tout est si précaire. On repense à ce qu’il disait plus tôt : « S’ils m’aiment, je serai riche. S’ils cessent de m’aimer, ils me confisqueront tout. De me sentir si dépendant me met en colère. »
Il y a quelque chose de douloureux à le voir seul, surélevé de ces quelques misérables centimètres qui empêchent de l’accompagner totalement. On voudrait être moins loin mais c’est impossible : sa puissance l’isole, sa présence l’éloigne. Il s’agite et se désespère alors qu’on le regarde, admiratif. La conscience que l’événement pressenti est en train de se produire déconcentre et parasite ; la possession attendue est gâchée par un sentiment de dissociation, une ivresse décalée. On voudrait faire mieux, engager le même abandon que lui dans ce qui a lieu devant soi. Pourtant, on reste vigilant, alerte – c’est l’excitation qui veut ça. Le concert se termine. Il s’allonge alors, jambes croisées, mains posées sur son estomac. Il a remis ses lunettes. Son menton levé vers le plafond, il halète et ruisselle. On se détourne alors, repu et exalté. Tout cela était bien réel et s’est déroulé sous notre regard. Et l’on se souvient avoir un instant pensé, médusé : « C’est effroyable : le roi est nu. »
Willis Earl Beal, Acousmatic Sorcery (XL Recording / Beggars). Sortie le 3 avril. Tweet
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