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Cinéma

LA TRONÇONNEUSE DU TEXAS

Par Anthony Poiraudeau   
Le 17/08

Le 18 août 1973, le fourgon d’une bande de jeunes gens tombait en panne en pleine campagne texane, et ses passagers se faisaient massacrer par un colosse psychopathe avec la complicité de sa famille anthropophage. C’est la fiction que relate l’un des films d’horreurs les plus marquants, les plus célèbres et les plus originaux de la fin du vingtième siècle : Massacre à la tronçonneuse, réalisé par Tobe Hooper et sorti en salles en 1974. Contrairement à ce que les nombreux films d’horreur banals directement inspirés de lui font souvent oublier, le film de Tobe Hooper est une œuvre majeure du cinéma de genre américain.

« Le film que vous allez voir est le récit d’une tragédie qui s’est abattue sur un groupe de cinq jeunes gens, en particulier Sally Hardesty et son frère handicapé, Franklin. Le récit est d’autant plus tragique qu’ils étaient jeunes. Mais s’ils avaient vécu de très, très longues vies, ils n’auraient pu s’attendre ou n’auraient voulu voir autant de folie et de macabre que ce qu’ils allaient rencontrer ce jour. Pour eux, la promenade idyllique d’un après-midi d’été est devenue un cauchemar.

Les événements de cette journée devaient mener à la découverte d’un des crimes les plus bizarres des annales criminelles américaines, le massacre à la tronçonneuse du Texas. »

UN DES CRIMES LES PLUS BIZARRES

C’est par le défilement de ce texte et sa lecture par une grave voix-off que commence le célèbre film de Tobe Hooper, Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chainsaw Massacre). Après l’affichage de la date du 18 août 1973 et les images d’une scène de crime montrant des cadavres atrocement écorchés, qui s’ensuivent aussitôt, le film commence à dérouler une histoire devenue d’une totale banalité dans le cinéma d’horreur : un groupe de jeunes gens issus (culturellement du moins) du monde urbain et contemporain, arrivent pour un séjour récréatif dans une zone rurale reculée où ils se feront à tour de rôle sauvagement massacrer, au mépris de toutes les règles de la civilité et de toutes les lois en vigueur, par des habitants de la région, aussi arriérés que psychopathes, et sans qu’aucun secours ne leur soit jamais fourni.

Le film de Tobe Hooper, sorti en salle en 1974, est l’une des contributions les plus marquantes à la formation du cinéma d’horreur contemporain (contemporain au sens de : celui qui, depuis lors, se pratique toujours, jusqu’à aujourd’hui). Il est le principal créateur du sous-genre de l’horreur qu’est le slasher (films mettant en scène les assassinats successifs par un tueur psychopathe masqué, utilisant des outils ordinaires ou une arme blanche, des membres d’un groupe de jeunes gens). Bien souvent, presque toujours, les descendants du film lui rendent très mal leur dû, la majeure partie des productions d’horreur (y compris les remakes, reboots, sequels et prequels de Texas Chainsaw Massacre) ayant énormément banalisé les aspects les plus évidents du film (au point qu’il est admis que des jeunes ne peuvent être réunis hors d’une ville dans un autre but que de se faire étriper par des bouseux aussi analphabètes qu’assoiffés de sang), tout en délaissant la qualité d’invention de son écriture cinématographique.

REINVENTION ACTIVE

Le film naît dans des contextes historique et cinématographique qu’il est important de rappeler. Il s’inscrit dans une période de réinvention active du cinéma américain par ses réalisateurs (ce qu’on a appelé « le Nouvel Hollywood »). Ainsi, le film n’est tourné que quelques années après la construction du road movie (avec sédentaires hostiles) opérée par Easy Rider de Dennis Hopper (1969), et les explosions d’ultra-violence en milieu rural arriéré et renfermé que sont Les Chiens de paille (Staw Dogs, 1971) de Sam Peckinpah et Délivrance (Deliverance, 1972) de John Boorman.

En ce qui concerne le genre cinématographique de l’horreur, Massacre à la tronçonneuse se situe en bonne place sur l’arc du renouvellement d’un genre qui, des déclinaisons de Frankenstein à celles de Dracula en passant par les histoires de fantômes, a longtemps été dominé par le surnaturel. Après les brèches ouvertes dans la tradition, au fil des années 1960, par Psychose (Psycho, 1960) d’Alfred Hitchcock, Le Voyeur (Peeping Tom, 1960) de Michael Powell, et le giallo italien de Mario Bava, Rosemary’s Baby de Roman Polanski (1968) et La Nuit des morts-vivants (Night of the living dead, 1968) de George Romero vont inscrire leur histoires terrifiantes, en l’occurrence surnaturelles, dans un cadre social, spatial et temporel ordinaire et contemporain, aucunement en des régions imaginaires ou fantasmées, ni au cours de périodes historiques révolues.  Le monde dans lequel surgit l’horreur est exactement celui du public. C’est un levier essentiel de la transformation du film d’horreur en un genre cinématographique politique, notamment chez Romero (et ultérieurement chez Hooper). Les films d’horreur marquants des années 1970 poursuivront la réinvention du genre : avec La dernière Maison sur la gauche (The last House on the left, 1972) de Wes Craven et, donc, Massacre à la tronçonneuse, les atrocités et la violence extrême mises en scène par les films ont à la fois lieu dans la société contemporaine de leur tournage et sont issues de causes non surnaturelles. Tout ce qui empêche l’horreur montrée au spectateur de le frapper dans sa propre existence tient à la morale, à la santé mentale et aux rapports que la société entretient avec elles, et plus généralement à la politique.

ACTION OU VERITE

Si la dimension politique de Massacre à la tronçonneuse n’est pas explicite, elle est néanmoins présente. À commencer par l’ambiguïté entretenue par le film (et le matériel promotionnel qui accompagnait sa sortie en salles), notamment avec le texte d’ouverture, quant à son inspiration directe voire fidèle de faits réels. Le film relate une histoire totalement fictive, mais il voulait faire croire à la possibilité qu’une bande de jeunes hippies s’étaient véritablement faits découper à la tronçonneuse  par le rejeton attardé mental d’une famille anthropophage dans une bourgade du Texas. Tobe Hooper parle de ce parti pris de mensonge comme une réponse de son film à la falsification, de plus en plus lourde, des informations et des faits opérée par la classe politique et les médias propagandistes : c’est l’époque du Watergate, l’assassinat de Kennedy, sa version officielle et la contestation de celle-ci occupent une place énorme dans les esprits, et la désinformation sur la guerre du Vietnam est considérable. Le climat mental américain est gagné par la suspicion et le doute vis-à-vis des messages officiels, et Hooper décide d’en jouer. Filmiquement, une première déclaration du film, par son ultraviolence et le mensonge qu’il profère, pourrait être : « Puisqu’on ne nous montre rien de ce qui se passe réellement, je montrerai tout, jusqu’à l’atrocité, de quelque chose qui ne se passe pas réellement, en le faisant passer pour vrai. »

UN TAXIDERMISTE VEDETTE

Cependant, le film fait d’autres déclarations sur le plan politique. En effet, il est faux de dire que ce qu’il montre ne se passe pas réellement, si l’on se place à un autre niveau de la question de la représentation, à une autre strate de la dimension politique du film. Précisons que le mensonge énoncé par Massacre à la tronçonneuse n’est pas complet, qu’il est plus ou moins autorisé (si l’on s’autorise la mauvaise foi) : le personnage de Leatherface, l’assassin du film, est directement inspiré par un criminel réel, nommé Ed Gein, alors extrêmement célèbre aux Etats-Unis. Ed Gein était un homme solitaire vivant à Plainfield, une petite commune du Wisconsin rural. Homme apparemment sans histoire, un peu étrange ou légèrement attardé mental, Gein vivait avec son frère sous la coupe tyrannique d’une mère fanatiquement religieuse, ayant décrété que ses enfants, surtout Ed, devaient être protégés de la corruption de la société extérieure. À la mort de sa mère, en 1945, Gein commence à déterrer des cadavres de femmes d’une cinquantaine d’années, et à utiliser des parties de leur corps pour fabriquer des objets, et notamment leur peau pour en confectionner des vêtements féminins qu’il portait pour tenter de devenir sa propre mère, et la faire revivre. L’un des deux assassinats qu’il commet le fait arrêter, en 1957, et fait découvrir l’ampleur de ses pratiques morbides. Le retentissement de l’affaire est immense dans l’Amérique puritaine des années 1950, où règne le fantasme d’un pays uni et paisible, où les villes sont prospères et les campagnes harmonieuses. Les actes et la figure d’Ed Gein provoquent un tel choc qu’ils ont amplement métastasé dans l’imaginaire criminel et le cinéma américain, contribuant à la fois à instiller l’idée que la campagne prétendument tranquille est un foyer de sauvagerie, et inspirant directement la conception de trois des psychopathes les plus célèbres du cinéma américain : Norman Bates de Psychose d’Hitchcock ayant momifié sa mère pour essayer de la faire revivre (le film est adapté d’un roman de Robert Bloch, lequel vivait dans le Wisconsin, près des lieux où vivait Ed Gein), Leatherface de Massacre à la tronçonneuse fabriquant du mobilier et des masques avec les os et la peau de ses victimes, et Buffalo Bill du Silence des Agneaux, de Jonathan Demme, écorchant ses victimes pour confectionner des vêtements avec leur peau.

Au-delà du cas de ce fait divers et de la très forte impression qu’il est capable de produire sur les imaginations, c’est toute une intensification de la violence et une progression de l’atrocité (ou du moins de leur visibilité) au sein même de la société américaine qui gagne les esprits dans les Etats-Unis des années 1960 et 1970 (rappelons entre autres les violences souvent extrêmes accompagnant le mouvement de lutte pour les droits civiques, les assassinats politiques de la décennie 1960, la guerre du Vietnam qui, bien que se déroulant hors du territoire américain, y diffuse des fantômes omniprésents, etc.). Le cinéma et l’histoire officielle disaient que, comme les hippies naïfs du film de Tobe Hooper, les Américains vivent en des contrées où règnent la concorde et l’abondance, et l’on découvre que ces contrées sont précisément celles où l’ultraviolence et l’horreur peuvent déferler.

UN MONDE QUI SE MANGE LUI-MEME

Au passage, soulignons que Massacre à la tronçonneuse ne brouille pas peu la frontière morale qui sépare le Bien du Mal, qui distingue les victimes des crimes et les coupables de ceux-ci, en inscrivant au sein du film le statut de dominés sociaux des psychopathes texans et en exposant l’humanité du regard de Leatherface dans un gros plan insistant et mémorable. Les notions de Bien de Mal sont assez étrangères au film. La distinction principale opérée par le film entre le groupe des jeunes et le groupe de locaux (outre, bien sûr, qu’ils ne sont pas du même côté de la tronçonneuse), tient à ce qu’ils appartiennent à deux versants sociaux et culturels opposés à l’intérieur d’un seul et même monde. Des versants qui se distinguent selon la dichotomie ville/campagne,  aisance matérielle/misère et où s’affrontent des désirabilités sexuelles opposées : les locaux sont dégoûtants, ils sont des repoussoirs sexuels, quand les jeunes ont un physique avantageux et sont sexuellement attirants. À l’intérieur de cette distinction, le film (et c’est un conservatisme de sa part) produit une distinction exacerbée entre hommes et femmes en tant qu’objets sexuels : c’est aux jeunes et jolies femmes qu’est réservé le statut d’ultime proie érotisée et le rôle de la victime sacrifiée aux scènes les plus cruelles et aux souffrances les plus extrêmes. Cette caractéristique de Massacre à la tronçonneuse fera également école (hélas, ce sont souvent les aspects les moins fins et les moins intelligents du film qui seront les plus réutilisés par le tout-venant du cinéma d’horreur ultérieur), car dans le slasher archétypal, la dernière victime, celle sur qui le film s’attarde le plus longtemps et à qui est réservée toute la fin, est interprétée par une jeune actrice très sexy et à qui l’on fait passer, en guise de clou du spectacle, un très mauvais quart d’heure.

Plus généralement et au-delà de cet aspect précis, ce que montre Massacre à la tronçonneuse, et il est ici aussi politique à plus d’un titre, c’est un monde pourri de l’intérieur (c’est-à-dire une Amérique pourrie de l’intérieur, car dans le cinéma américain, très souvent, le monde équivaut à l’Amérique), gangréné, se mangeant lui-même. Un monde d’autant plus gravement pourri et malsain qu’il a été délaissé et sacrifié : la famille anthropophage de Leatherface vit dans un coin de campagne oublié, isolé, gagné par la sauvagerie et où l’économie a périclité. Dans ce monde, l’entreprise centrale était un abattoir, et lorsque la faillite l’a fait fermer, la société entière, qui n’avait déjà rien de paradisiaque, s’est délitée.

Massacre à la tronçonneusepousse très loin la représentation de la saleté (se positionnant à une des extrémités de ce qui semble bien être un problème anthropologique central dans tout le territoire cinématographique centré sur Hollywood : celui de la répartition du propre et du sale), et c’est un des atouts qu’il a su tirer de ses très rudimentaires conditions de tournage : disposant d’un budget trop modeste pour simuler la saleté, l’équipe a filmé des décors, des costumes et des accessoires réellement sales, jonché une véritable maison en ruine de véritables carcasses d’animaux, croupissant dans la chaleur de l’été texan, avec du matériel modeste ne permettant pas d’obtenir des images lisses. C’est ainsi, par capillarité de l’histoire à son énonciation, et de son énonciation à ses destinataires, que la saleté cerne les spectateurs du film.

AU TEXAS, TU SERAIS DEJA MORT

Si le pays de Massacre à la tronçonneuse est extrêmement sale, son emplacement sur le territoire américain n’est pas non plus anodin, et à ce titre également, les limites budgétaires du film ont joué comme un atout : le film et le tournage se sont déroulés au Texas, près d’Austin, d’abord car c’est la région de Tobe Hooper et de la majorité de l’équipe. Ils ont voulu tourner à la maison, c’était plus simple. Mais le film annonce nettement qu’il ne se déroule pas n’importe où : c’est The Texas Chainsaw Massacre asséné frontalement par le titre (la version française du titre a évacué le Texas, qui ne porte pas en France la même charge d’imaginaire qu’aux Etats-Unis). Le Texas n’est bien sûr pas une localisation indifférente. Ici, cette donnée géographique se démultiplie. Elle convoque à la fois la violence historique de l’histoire américaine : le Texas, c’est la frontière, Fort Alamo et les guerres de conquête de territoire qui sont l’histoire même de la constitution du territoire américain, et il s’agît d’une histoire sanglante et brutale. Le Texas figure ici également la campagne profonde et l’Amérique rurale, avec l’idée de centralité qui lui est propre : les côtes et les villes sont comme des rivages dont les campagnes, au milieu, forment des arrière-pays. Cette imagerie pastorale et romantique américaine est ici brutalisée et taillée en pièces. Enfin, en écho avec la violence contemporaine de l’Amérique qui donne naissance au film, le Texas est durablement lié dans l’imaginaire collectif à l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, à Dallas en 1963, qui le consacre comme lieu où la destruction peut tout atteindre, et comme zone d’apparition des symptômes les plus aigus d’une Amérique gravement malade.

TANT QU’ON S’AMUSE

Massacre à la tronçonneusen’en est pas moins, avant tout, un film d’horreur dont l’objectif principal est d’effrayer, de divertir et d’amuser. À cet égard, il est d’ailleurs très réussi, et conçu avec intelligence. Les pires actes de violence du récit demeurent hors champ, et le film dans son ensemble construit une économie de la peur reposant sur le hors-champ (à l’encontre du régime de visibilité pratiqué par le cinéma d’horreur des années 1990, 2000 et 2010). Dans le film de Tobe Hooper, le terrifiant est tapi dans la nuit, derrière la porte, là où on ne regarde pas, juste au-delà des limites de la vision, prêt à surgir (tant Alien de Ridley Scott que Halloween de John Carpenter opteront ensuite pour la même approche de la peur). Et le surgissement est d’abord étonnamment rapide, avant qu’il ne devienne une confrontation prolongée où le dégoûtant prend le pas sur l’effrayant. L’économie de moyens du film le pousse souvent à trouver des plans d’une simplicité confondante mais parfaite, sans que jamais la dimension comique née de l’outrance des situations, des personnages et de leurs actes ne s’évanouisse, comme si le film était déjà conscient de la future transformation en clichés éculés des éléments de son récit, mais profitait sans scrupule de la nouveauté débridée où il pouvait encore s’ébattre, avec aussi peu de retenue qu’un psychopathe masqué courant à travers champs, une tronçonneuse à la main.

 

 

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