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Paroles de campagne : C'est loin mais c'est beau |
Par Anthony Poiraudeau
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Éloignement, monde paysan et beauté selon Jacques Chirac.
Bête de concoursJacques Chirac a la réputation d’être une véritable bête de campagne électorale, infatigable arpenteur des terroirs de l’Hexagone dès qu’un scrutin se profile. Marathonien du serrage de mains, doté d’une inépuisable capacité à ingérer toute production culinaire locale, l’homme a tout le temps le petit mot gentil à la bouche, même si c'est parfois toujours le même. En 2002, alors que Jacques Chirac est en campagne pour sa réélection à la présidentielle, c’est dans une ferme qu’on le surprend à répéter comme un mantra une expression supposée exprimer la spontanéité. Chirac dit que « c’est loin, mais c’est beau », il dit même que comme il le disait tout à l’heure, c’est loin mais c’est beau – preuve de sa sincérité, il peut répéter à l’un ce qu’il a dit à l’autre, vérifiez, ça concorde, c’est donc que c’est vrai. Il n’est pas là pour dire du mal ni faire original, il n’est à proprement parler pas là pour dire quoi que ce soit, mais juste pour serrer des mains et honorer les gens de sa visite. Son objectif : laisser à l’électeur rural (qui rencontre trop rarement des figures éminentes passant à la télévision) le souvenir qu’une fois, il avait serré la main de Jacques Chirac, lequel lui avait dit « c’est loin mais c’est beau » (d’ailleurs, c’était passé à la télé, on a encore la cassette à la maison).
Le mythe de l’éternel retourDans cette séquence, Chirac retourne là où son parcours politique a commencé : à l’agriculture. Il y a exercé sa première fonction de ministre dans le gouvernement de Pierre Messmer, de 1972 à 1974. En fait, Chirac n’est pas vraiment un campagnard. Il a certes passé quelques années de son enfance en Corrèze, le département d’origine de sa famille, dont il sera longtemps député, mais il est surtout un Parisien – et c’est en tant que maire de Paris qu’il manœuvre une grande partie de sa carrière. Il a pourtant quelque chose de paysan, une cordialité et une bonhommie assez rustiques de grand gars franc du collier qui ne fait pas de chichi, ne lésine pas sur le sauciflard et ne se fait pas prier pour s’en envoyer quelques uns derrière la cravate en en racontant de bien bonnes. De quoi s’attirer l’adhésion indéfectible de Denis Tillinac et de Patrick Sébastien, et demeurer l’éternel héros du Salon de l’Agriculture de la Porte de Versailles. Contrairement à certaines apparences, donc, pour Jacques Chirac, la campagne, avant toute chose, c’est loin. Où qu’elle soit. Mais en revanche, c’est beau. « La distance est l’âme du beau »Sans le vouloir, Jacques Chirac illustre ainsi un bel énoncé de la philosophe Simone Weil : « La distance est l’âme du beau » (dans La Pesanteur et la Grâce, publication posthume de 1947). C’est au loin qu’est le beau, dans son éloignement même. Assez proche pour être perceptible, assez distant pour ne pas être accessible. Et en l’occurrence, à la campagne, la beauté caractéristique est surtout celle de l’espace, du paysage. La notion de paysage implique nécessairement celle de beauté et de distance : le paysage est une étendue de territoire perçue comme belle, il nécessite la distance permettant au regard de pouvoir l’embrasser en tant qu’ensemble. La beauté spécifique au paysage exige un éloignement de l’étendue de territoire perçue en tant que paysage (on peut à ce sujet se référer aux ouvrages Court Traité du paysage d’Alain Roger, et L’Homme dans le paysage d’Alain Corbin). La bienveillance et la fausse spontanéité de Chirac révélaient son éloignement de la France rurale dont il passe pour être le meilleur représentant. Elle reformulait au passage et par accident un philosophème issu de la discipline esthétique : de toute façon, un territoire, pour être beau, doit être éloigné, question de recul pour le voir et être en capacité de saisir sa beauté. Ce n’est certes pas du tout ce que voulait dire Jacques Chirac. Tweet
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